Silicon Europe

A la recherche de perles technologiques européennes

Si l’on prend la peine de chercher un peu, l’Europe se révèle être une région foisonnante de développements technologiques et d’innovations. Nous avons visité cinq «hubs» européens dédiés à l’innovation, en quête de récits inspirants.

Photo, vidéo et multimédia: Dries Ceuppens, Maxime Delrue, Raphael Cockx et Nicolas Becquet

L’Amérique a vu naître Apple, Google et Facebook. La Chine Alibaba et Baidu. En Europe nous avions Nokia et Skype: le premier a failli déposer le bilan, l’autre a été repris par la société américaine Microsoft. Quand les Européens parlent de l’entrepreneuriat qui se développe dans la Silicon Valley et à Shanghai, ils deviennent quasiment les champions de l’auto flagellation.

Mais ceux qui prennent la peine de regarder au-delà de ces quelques géants technologiques voient aussi que le Vieux Continent s’autocritique à tort. L’Europe regorge en réalité d’entrepreneurs et dispose de technologies de niveau mondial. Seulement, il faut se donner la peine de les chercher aux quatre coins du continent, et les entrepreneurs européens font moins souvent la une des médias internationaux que des personnalités comme Elon Musk ou Jack Ma.

Silicon EuropeA partir du samedi 7 octobre et pendant une semaine, L'Echo vous invite à un tour d’Europe des villes où se crée notre avenir, dans L’Echo et sur lecho.be.

Pour mieux connaître ces entreprises du futur, nous avons envoyé cinq journalistes dans cinq villes européennes. Nous sommes bien entendu allés à Londres, la capitale incontestée de la technologie en Europe, mais nous nous sommes aussi rendus dans des villes moins évidentes. Paris a attiré notre attention à cause du remarquable renouveau de son esprit d’entreprise. Stockholm nous a intrigués par le poids important des start-ups dans son économie. Tallinn et Lisbonne, malgré leur taille plus réduite, nous ont séduits par l’esprit d’entreprise qui s’y développe, avec l’aide des autorités lorsque nécessaire.

Grâce à notre périple, nous comprenons désormais mieux pourquoi les choses se sont développées là-bas et nulle part ailleurs, et nous avons pu observer les nombreux obstacles rencontrés par les entrepreneurs européens. Mais par-dessus tout, nous avons rencontré beaucoup d’entrepreneurs spontanés, enthousiastes, et fermement convaincus qu’il est possible de conquérir le monde à partir de l’Europe.

Paris

Le plus grand campus pour start-ups au monde
Le fondateur de Station F, Xavier Niel Le fondateur de Station F, Xavier Niel

Une ancienne halle de fret de la taille de cinq terrains de football reconvertie en haut-lieu de l'entrepreneuriat, difficile d'imaginer meilleur symbole du renouveau parisien en cours depuis quelques années.

Le temps du classique passage en grandes écoles avant une carrière dans l'un des grands groupes qui ont fait la fierté de la France semble peu à peu perdre en popularité. Désormais, dans le pays, ce sont les start-ups qui ont le vent en poupe. Certains n'hésitent pas à parler d'"effet Macron". Chacun se fera son idée.

Station F, c'est...

... 34.000 mètres carrés

1.000 start-ups

26 programmes d’accélération

1 makerspace

Un restaurant de 1.000 mètres carrés

Ouverture 24h/24 et 7j/7

Mais peu importe. Ce qui compte, c'est que si différentes initiatives existent à travers l'Hexagone, c'est bien ce lieu inédit qui a retenu toute notre attention, car, derrière ce nom, "Station-F", se cache un espace immense - certains parlent du "plus grand campus de start-ups du monde" - , certes, mais aussi et surtout, une organisation d’une rare ampleur destinée à doper l'écosystème survitaminé qui y est niché.

A peine passé la porte, l'on croit rêver. Devant nous, plus de 1.000 start-ups (triées sur le volet) travaillent d'arrache-pied à trouver des solutions aux problèmes qui les occupent. Sur les bureaux mis à disposition, des entrepreneurs à perte de vue sur une centaine de mètres. La machine est en marche.

Station F à Paris, plus de 1.000 start-ups rassemblées dans un bâtiment

Toutefois, laisser ces jeunes talents nager seuls dans un bocal ne ferait que peu de sens. C'est pourquoi, à côté des poufs roses, des bornes d'arcade et autres kickers, 26 programmes d'accélération ont été mis en place pour les épauler dans leur exploration des eaux profondes de l'innovation, et ce dans des domaines aussi divers que l'e-commerce, l'intelligence artificielle, la publicité… Aux commandes de chacun d'eux, les grands noms se bousculent. Plic ploc, l'on retrouve des boîtes à la pointe de leur domaine telles que Facebook, Havas, Microsoft, ou encore Vente-privée (actionnaire majoritaire du belge Vente-exclusive).

L'idée derrière ce projet pharaonique? Créer une sorte de Silicon Valley "en mieux", glisse Xavier Niel, milliardaire français aux commandes, connu pour avoir fait fortune dans les télécoms avec l'opérateur low-cost Free. Et pour cela, l'homme n’a pas lésiné sur les moyens. Au total, 250 millions d'euros auront été nécessaires. Rien que ça. "Même pour lui, c'est beaucoup d'argent", glisse un haut profil des milieux financiers belges qui le connaît bien. Mais après tout ne dit-on pas que quand on aime, on ne compte pas? Une chose est sûre, Paris est en train de changer de visage. Pour de bon. Et nous pourrons dire dans quelques années qu'on y était.

Stockholm

La capitale technologique de la Scandinavie
Epicenter, un des hubs historiques de Stockholm, accueille une centaine de start-ups. Epicenter, un des hubs historiques de Stockholm, accueille une centaine de start-ups.

La Suède, c’est bien évidemment IKEA, H&M et Electrolux. Et technologiquement parlant? Ah oui, j’oubliais: le service de streaming Spotify est aussi suédois. C’est à peu près tout ce que nous connaissions du paysage technologique à Stockholm. Jusqu’à ce que nous allions y regarder de plus près.

Stockholm, 69 mises en Bourse en un an

22.000 – En 2014, on dénombrait pas moins de 22.000 sociétés technologiques à Stockholm.

1,2 milliard d’euros – L’an dernier, les start-ups ont collecté 1,4 milliard de dollars (1,2 milliard d’euros) via 214 levées de capitaux. Plus de la moitié de ces fonds sont scandinaves.

2 – La Suède occupe la deuxième place de l’IMD World Digital Competitiveness Ranking, qui classe les pays sur base de leurs progrès en termes de transformation numérique.

69 – L’an dernier, le Nasdaq Nordic a comptabilisé 69 IPO, pour un montant total de 7,7 milliards d’euros.

100% – Toutes les sociétés suédoises, mais aussi les écoles, les institutions publiques et presque tous les particuliers utilisent le réseau de fibres optiques installé par le gouvernement suédois au milieu des années ’90.

Nous découvrons une ville propre – en tant que Bruxellois, c’est frappant – où tout semble baigner dans la numérisation et la technologie. Une ville qui respire littéralement les start-ups, l’innovation et l’entrepreneuriat. Cela semble presque trop parfait. Mais quel contraste avec Bruxelles, la ville où rien ne marche à la perfection…

«Tout fonctionne ici, mais personne n’a l’air de vraiment travailler», explique le Suédo-Flamand Ronnie Leten, citant un de ses amis. Cette phrase résume bien la situation. Mais ne vous y trompez pas: le succès de Stockholm comme ville technologique est lié au dur labeur et aux changements importants et structurels, qui ont été entamés, du moins pour certains, il y a plusieurs décennies.

Les gouvernements successifs ont créé les conditions requises pour permettre aux start-ups de devenir des «licornes», en d’autres termes, des sociétés technologiques privées d’une valeur de plus d’un milliard de dollars. Spotify n’est qu’un exemple parmi d’autres. Skype, Mojang (Minecraft) et King (Candy Crush) sont nés, du moins en partie, dans cette ville. «Stockholm, the Unicorn Factory», pouvait-on lire dans le Financial Times en 2015.

Une foule de petites entreprises technologiques se lancent actuellement dans le sillage des licornes. C’est impressionnant: l’écosystème autour des start-ups (entrepreneurs, autorités, investisseurs de private equity, business angels, la Bourse de Stockholm) fleurit comme jamais auparavant. Stockholm semble respirer la technologie et les start-ups. La numérisation est omniprésente et sans complexité excessive, comme c’est encore trop souvent le cas chez nous. «Toutes les pièces du puzzle sont là. Aujourd’hui, nous bâtissons sur ces fondations», explique un de nos interlocuteurs suédois.

Lisbonne

L’adolescente insoumise
En visite à Beta-i, le flagship de l'écosystème lisboète En visite à Beta-i, le flagship de l'écosystème lisboète

Au plus fort de la crise économique européenne entre 2009 et 2010, les observateurs ne donnaient pas cher de l’avenir du Portugal. «Il y avait ce sentiment d’impuissance chez les jeunes. Ils ne savaient pas quoi faire», me raconte Ricardo Marvao, co-fondateur de Beta-i, l’accélérateur/incubateur de référence à Lisbonne. «La crise a créé un besoin. Puisqu’il n’y avait plus de job, on a misé sur l’entrepreneuriat pour en créer.» Au Portugal, l’écosystème pêche peut-être par sa jeunesse et parfois par le manque de coordination dans ses initiatives régionales mais son impact sur le redressement du pays tout entier est indéniable.

Lisbonne, incubation et croissance

15 incubateurs

20 programmes d’accélération

Entre 200 et 300 startups

Parmi les fondateurs: 17% de femmes, 15% d’immigrés

En moins d’une décennie, des centaines d’entrepreneurs, nationaux et internationaux, se sont installés et ont lancé leur start-up à Lisbonne ou ailleurs dans le pays (nous sommes notamment allés à Porto et nous en parlerons aussi). Ils ont choisi le Portugal pour son climat agréable toute l’année, la proximité de ses plages (si vous aimez le surf !), son coût de la vie si peu élevé, ses transports publics de qualité, l’accessibilité de ses logements et bien sûr, sa réserve de talents.

Comment monter une start-up à Lisbonne

La petite flamme entrepreneuriale qui anime ses passionnés positionne le pays, Lisbonne en tête (mais pas que…), sur la carte européenne des écosystèmes les plus innovants, attirant de plus en plus d’investisseurs étrangers. En novembre, la capitale accueillera pour la deuxième année consécutive le prestigieux Web Summit, l’évènement européen de référence en matière d’évolution numérique.

Mais ne croyez pas que Lisbonne ait un quelconque attrait ou besoin de devenir la prochaine Silicon Valley. La ville a sa propre recette et sa propre identité qu’elle défend fièrement. Ce qu’il lui manque? Un gros exit pour certains, histoire d’augmenter sa visibilité et d’emmagasiner de l’expérience. Ce qu’elle ne doit surtout pas faire? Ne pas capitaliser sur ses acquis. L’écosystème portugais ressemble à un adolescent en pleine croissance. Farfetch, Veniam, Feedzai, Uniplaces ou Talkdesk sont de belles réussites, mais les défis sont nombreux (manque de connaissances, de capitaux, nécessité de conserver un pipeline de talents) et le processus prend du temps.

Londres

La Silicon Valley européenne
•  Silicon Roundabout, le cœur de l’industrie tech londonienne situé dans le quartier Shoreditch. Silicon Roundabout, le cœur de l’industrie tech londonienne situé dans le quartier Shoreditch.

Londres est la ville européenne qui se rapproche le plus de la célèbre Silicon Valley américaine. A la fin de l’an dernier, les géants technologiques américains l’ont confirmé en investissant à Londres des milliards de dollars dans des bureaux futuristes, destinés à accueillir des milliers de travailleurs. Mais les start-ups et scale-ups britanniques n’ont rien à leur envier. L’entreprise londonienne «Improbable», qui a développé une plate-forme permettant la construction de mondes virtuels, a organisé la plus importante levée de capitaux depuis le début de l’année, soit 502 millions de dollars.

Londres, un écosystème autonome

D’après le «Global Start-up Ecosystem Ranking», Londres compte de 4.300 à 5.900 starters actifs, un écosystème estimé à 44 milliards de dollars.

Selon les chiffres publiés par Oxford Economics, Londres accueille au total 46.000 entreprises technologiques, qui fournissent du travail à 240.000 Londoniens.

Dans la capitale britannique, on voit émerger de nouveaux bureaux d’entreprises comme Apple, Google et Facebook. Google construit par exemple un nouveau centre à Kings Cross, pour un coût de 1 milliard de livres sterling.

En 2012, le Royaume Uni a lancé le programme «SEIS», un avantage fiscal destiné à encourager les investissements dans les start-ups.

Pour mieux comprendre le statut de Londres en tant que capitale européenne de la technologie, nous nous sommes rendus dans le quartier Shoreditch. Le géant Google y a ouvert en 2012 un incubateur de start-ups et un espace de co-working, où les jeunes entrepreneurs londoniens peuvent se rencontrer et faire mûrir leurs idées autour d’une tasse de café. Quasiment tous ceux avec qui nous en avons discuté le considèrent comme un «game changer» pour la ville. Le quartier situé autour de «Old Street» – rebaptisé «Silicon Roundabout» – est devenu le point de rencontre des jeunes entrepreneurs, incubateurs et investisseurs. «Lorsque nous avons commencé, nous étions la première structure dédiée aux jeunes entrepreneurs dans cette rue. Aujourd’hui, nous sommes sept», explique Sarah Drinkwater, responsable du «Campus London», de Google.

Le journaliste Pieter Haeck au coeur du Londres des start-ups

Cinq ans plus tard, la capitale britannique compte environ 4.300 start-ups actives, un écosystème dont la valeur est estimée à plus ou moins 44 milliards de dollars. La plupart des start-ups technologiques sont situées à Shoreditch, qui comprend tous les ingrédients nécessaires à leur développement. La «City» londonienne et ses abondants capitaux est à un jet de pierre, tandis que la proximité de trois universités de premier plan – Kings College, Imperial College et UCL – garantit la présence des talents nécessaires, avec notamment une expertise dans le domaine de l’intelligence artificielle.

Mais l’ingrédient le plus intéressant est sans nul doute un marché de débouchés immense et diversifié. Les start-ups et scale-ups s’adressent directement aux Londoniens, soit près de 9 millions de personnes, dont la plupart disposent d’un pouvoir d’achat élevé. Le Brexit n’y a rien changé et encore moins en ce qui concerne la présence de capitaux et d’expertise. L’univers londonien des tech et start-ups ne s’inquiète pas encore pour le Brexit: «It’s too early to tell.»

Tallinn

L'aimant à entrepreneurs
Le secteur des start-ups estoniennes a attiré des noms connus comme TransferWise (transfert d’argent en ligne) et Taxify (transport sur demande). Les entreprises se sont elles-mêmes baptisées – non sans fierté – «Mafia estonienne», dans le sillage de PayPal, et «PayPal Mafia» pour les entreprises qui se sont créées dans la foulée. Le secteur des start-ups estoniennes a attiré des noms connus comme TransferWise (transfert d’argent en ligne) et Taxify (transport sur demande). Les entreprises se sont elles-mêmes baptisées – non sans fierté – «Mafia estonienne», dans le sillage de PayPal, et «PayPal Mafia» pour les entreprises qui se sont créées dans la foulée.

Quel est le pays qui est gouverné par les pouvoirs publics les plus digitalisés au monde, qui fut le premier à disposer d’une couverture nationale de bornes de recharge pour voitures électriques, et qui compte le nombre le plus élevé de start-ups per capita? Cela fait des années que l’Estonie cartonne dans toutes sortes d’études et de classements permettant de jauger le climat entrepreneurial et l’innovation.

Pas d’impôt des sociétés

L’Estonie compte près de 430 start-ups et scale-ups pour une population de 1,3 million d’habitants. Elles représentent environ 2.500 emplois.

La première génération de start-ups comprenait surtout des sociétés de logiciels, principalement actives dans la fintech et l’amélioration de la productivité. Depuis lors, on trouve aussi de plus en plus de sociétés de hardware, comme Stigo (scooters électriques pliables) ou Starship Technologies (robots coursiers).

En Estonie, il n’existe pas d’impôt des sociétés. Les bénéfices ne sont imposés qu’au moment de leur redistribution. Les personnes physiques sont taxées à un taux unique de 20%.

Pour comprendre ce qui rend ce petit pays balte si particulier, nous nous rendons dans sa capitale, Tallinn. Nous nous promenons dans la «creative city» Telliskivi, un quartier fascinant qui symbolise comme nul autre l’émergence de l’entrepreneuriat dans les nouveaux Etats membres européens. Les anciens hangars et usines qui faisaient partie de l’appareil de production des Soviets, sont aujourd’hui occupés par des dizaines de petites start-ups, de coffee shops à la mode, de petits restaurants et de boutiques de design.

D’après les créateurs de ces start-ups, parmi lesquelles on trouve étonnamment beaucoup de femmes, l’explication de cet entrepreneuriat florissant peut se résumer en un mot: Skype. Le service de téléphonie via internet, qui a bouleversé le paysage des télécoms, a notamment été développé par des ingénieurs estoniens. Leur succès a inspiré toute une génération qui, enfant, avait encore connu les privations de l’époque communiste. Et les gars de «Skype» ont réinvesti leur fortune dans d’autres start-ups locales, comme l’entreprise de fintech TransferWise ou la plate-forme CRM Pipedrive.

Tallinn, Estonie: patrie de la fintech et de la gouvernance digitale

Et les autorités? Son principal mérite est d’avoir laissé libre cours à l’esprit d’entreprise, et misé sur la technologie de pointe. Une génération de jeunes politiciens a décidé de mettre le mini-Etat sur la carte en tant que pionnier du numérique. Les Estoniens règlent aujourd’hui en ligne toutes les formalités avec les autorités – de l’enregistrement de leur voiture aux votes. «Ma dernière déclaration fiscale ne m’a pris que cinq minutes dans le bus, via mon smartphone», raconte un citoyen.

La combinaison entre des services publics fortement digitalisés et un climat des affaires favorable fonctionne comme un aimant sur les entrepreneurs, travailleurs et financiers étrangers, que le petit pays – peu peuplé – réussit d’ailleurs fort bien à employer.

Paris

Stockholm

Lisbonne

Londres

Tallinn