Comment détecter le champion de votre entreprise
Les stars du ballon rond ont aujourd’hui leurs statistiques. Allons-nous tous bientôt avoir les nôtres? L’analyse de données fait son entrée dans les entreprises. Bienvenue dans le monde merveilleux des «people analytics», où les algorithmes dénichent les talents, analysent les interactions et détectent les déserteurs en puissance. Oh, et qui permettent aussi de définir l’emplacement idéal pour la fontaine d’eau. «Dans dix ans, tout le monde utilisera cette technologie.»
Images: Pieter Van Eenoge, Shutterstock - Programmation: Raphael Cockx
Je suis doué pour le leadership inspirant. J’en suis moi-même baba – très honnêtement – mais je tiens cette information de source sûre. D’après cette même source, je serais aussi doté d’une solide dose de confiance en moi. Je suis réfractaire aux règles, mais je suis malgré tout assez prudent. Donc plutôt du genre Better safe than sorry. Je suis également persévérant. Et même doté d’une résistance exceptionnelle. Je continue à avancer, même si la situation semble désespérée. En résumé, je suis un bloc de granit. On pourrait tout aussi bien dire: un brave gars avec un ego surdimensionné et que rien n’arrête. Ça se pourrait aussi.
Soyons clair: jamais je n’oserais moi-même revendiquer toutes ces qualités. Une app sur mon smartphone l’a fait pour moi. En une petite demi-heure, elle a passé au crible toutes mes compétences professionnelles. Sans que j’aie à remplir le moindre questionnaire. J’ai simplement joué à Balloon Brigade, un jeu créé par la start-up Knack de la Silicon Valley. Avec des ballons d’eau, des fleurs et des boules de feu, pourvues de pattes.

Mais derrière ces ballons d’eau, ces boules de feu et ces pattes, se cache de la science de pointe, d’après Knack. C’est en tous cas une start-up de scientifiques de pointe. Dans son équipe de 16 personnes, on trouve huit docteurs, diplômés d’universités telles que Harvard et Yale. Parmi eux, deux professeurs de psychologie et un neuroscientifique. A souligner également: son directeur Alvin Roth est le lauréat du Prix Nobel d’économie de 2012 et une autorité mondiale en théorie du jeu.
Knack est un exemple intrigant d’une tendance tout aussi intrigante dans le monde du travail. Plus particulièrement celle du recours aux «people analytics», parfois appelés «workforce analytics». Son nom reflète bien la réalité. People analytics représente la somme des ressources humaines, de l’analyse de données, des calculs de probabilité et parfois aussi de certains autres domaines scientifiques. Dans le cas de Knack: de la psychologie et des théories sur le jeu. C’est le carrefour où les travailleurs rencontrent la science. Avec l’aide des technologies numériques.
Guy HalfteckSon fondateur Guy Halfteck a lancé Knack en 2010, après avoir été rejeté pour un poste dans un fonds spéculatif. «Le processus de recrutement était vraiment traditionnel, standardisé et dépassé», raconte-t-il au téléphone. «Ça n’a pas marché. Pas pour moi en tout cas, et je pense que ça n’a pas mieux marché pour l’entreprise. C’était très superficiel, avec essentiellement une question d’intuition et de flair». Au XXIe siècle, on doit pouvoir faire mieux, a-t-il pensé. Surtout de manière mieux étayée. Ou encore, pour utiliser un mot à la mode: data-driven. Basé sur les données.
Les temps semblaient mûrs pour une telle idée. Et la technologie était disponible. Knack – le mot anglais pour «compétence» – propose aujourd’hui trois jeux, une application pour particuliers et une pour les entreprises. Elles sont déjà utilisées par les grandes multinationales. «Nous nous développons rapidement», explique Halfteck. «Les entreprises se rendent compte qu’à l’avenir, les données et la science pourront les aider à prendre des décisions. Et elles sont en train d’apprendre comment aborder ce phénomène.»
Avec ses jeux et ses applications, Knack souhaite apporter sa pierre à l’édifice. Ces algorithmes intelligents ne s’intéressent pas aux scores des joueurs, mais ils analysent la manière dont ils jouent. Ainsi, toutes sortes de micro-comportements et de soft skills sont rapidement et automatiquement traduits en données chiffrées. Y compris les compétences qui semblaient jusqu’ici impossibles à mesurer, comme la créativité, l’intelligence sociale et même l’éthique. Selon Halfteck, il serait impossible de tricher. Les résultats peuvent être utiles dans le cadre d’entretiens d’embauche, selon Halfteck, mais cela ne s’arrête pas là. A l’avenir, presque toutes les décisions en matière de ressources humaines seront data driven, estime-t-il.
«Nous ne travaillons pas uniquement sur la sélection et le recrutement, nous regardons aussi comment les entreprises peuvent déceler les profils de leader qui se trouvent au sein de l’organisation. Les promotions et la mobilité professionnelle sont donc en train de devenir une affaire de données. Le prochain sujet sur lequel nous allons travailler, c’est la manière dont on décide des rémunérations. Cette question-là aussi dépend de données. Tout comme la formation continue: quelles sont les personnes qui pourraient bénéficier d’une formation, et pour quelles compétences ? Nous allons également nous investir dans les données permettant de former des équipes: vaut-il mieux que vous travaillez avec ce collègue ou avec un autre ?»
Cela se fait déjà dans le domaine sportif. Avec succès, soit dit en passant. L’exemple parfait, c’est celui de l’équipe de baseball The Oakland Athletics. Leur histoire est racontée dans le bestseller «Moneyball» de Michael Lewis, qui a ensuite été adapté au cinéma, avec Brad Pitt dans le rôle principal. En 2002, The Oakland A’s – une petite équipe au budget modeste – a engagé un jeune statisticien de Harvard. Ce dernier a révélé toutes sortes de données mathématiques de haut niveau sur l’équipe et le jeu. Au cours de cette saison, The A’s ont gagné 102 matches, avec 20 victoires successives. Un record historique.
Ce fut la grande percée de ce que l’on appelle les «predictive analytics» dans le sport. Pour les non initiés: l’introduction de données et de calculs de probabilité permettant de mieux contrôler l’avenir. Depuis lors, la démarche est devenue une «established practice», comme ont dit, y compris dans d’autres disciplines sportives. Personne n’est plus surpris lorsque des entraîneurs de football brandissent leurs «stats». Il existe même des modèles de statistiques prédictives pour tirer un penalty.
Alerte aux talents !
Allons-nous tous devenir un peu footballeurs ? Allons-nous recevoir des «stats» au travail, et serons-nous dirigés par des algorithmes ? Et vont-ils nous transformer, bon gré mal gré, en génies d’efficacité et de productivité ? La vie en entreprise n’en est pas encore là. Les données ne manquent pas, mais elles sont surtout disponibles dans les départements qui traitent de chiffres. Les ventes, la finance, et – de plus en plus – le marketing. Même les statistiques prédictives sont déjà une pratique courante dans de nombreux cas. Mais pas encore dans la plupart des départements RH.
D’après une étude du Smarter Workforce Institute d’IBM, moins d’une entreprise sur six utilise l’analyse de données comme indicateur du futur pour les décisions prises en matière de RH. Si les entreprises utilisent déjà les données chiffrées pour gérer leur capital humain – plus de 10% ne le font pas du tout – celles-ci sont surtout utilisées pour élaborer des rapports, ou pour étudier des tendances historiques. A peine 16% utilisent les predictive analytics pour gérer la productivité des travailleurs. Un sujet qui n’est pourtant pas sans importance. Quant il s’agit de recruter, de mesurer l’engagement des collaborateurs et les évaluer, le pourcentage tombe même en-dessous de 10%.

Or, la création, en 2013, du Smarter Workforce Institute, démontre précisément que quelque-chose est en train de changer. Un an plus tôt, IBM avait déjà racheté Kenexa – un développeur de logiciels de RH basé sur les données – pour 1,3 milliard de dollars. «Vous remarquez qu’on utilise de plus en plus de données», explique Bronno Mulder, un cadre néerlandais de l’équipe. «Les RH deviennent de plus en plus scientifiques. Elles ont aujourd’hui aussi l’occasion de faire leurs preuves, de montrer leur valeur ajoutée.» Ce sont surtout les multinationales qui ont fait le pas, ajoute-t-il. Ce que l’on appelle le «mid-market» suit moins rapidement.
Bronno Mulder cite quelques exemples d’applications pratiques. «Avec des données sur les promotions, les entreprises peuvent vérifier de quel département viennent les personnes qui obtiennent une promotion, quelle formation elles ont suivi, et de quelles universités elles sont diplômées. Elles peuvent en tenir compte dans leurs activités de recrutement. Avec les données des enquêtes de satisfaction, elles peuvent aussi savoir où travaillent les personnes les moins satisfaites. Elles peuvent en chercher la raison et savoir ce qui exige davantage d’attention.»
Dawn KlinghofferChez Microsoft – qui emploie près de 120.000 personnes dans le monde – des algorithmes prédictifs intelligents sont déjà mis à contribution. Ils travaillent sur base de profils personnels d’employés, d’enquêtes, d’indicateurs de résultats, etc. C’est ce que nous raconte Dawn Klinghoffer via Skype, à partir du quartier général de Redmond. De formation financière – et donc tournée vers les chiffres –elle est directrice senior des RH Business Insights, un département qu’elle a aidé à créer il y a 12 ans. «Nous collectons énormément de données pour comprendre pourquoi les gens viennent travailler chez nous, quel est le moteur qui se cache derrière les belles carrières dans notre entreprise, et pourquoi d’autres personnes nous quittent.» explique-t-elle.
Son département reçoit-il un e-mail d’avertissement quand le système identifie un high potential ? Ou quand un génie est sur le point de quitter l’entreprise ? Les algorithmes ne s’occupent pas de cas aussi individuels, explique Klinghoffer. Ils aident notamment – entre autres via les analyses de groupes – à gérer les talents au niveau de l’organisation. «Nous voulons vraiment comprendre ce qui motive les gens», explique-t-elle. Mais elle n’exclut pas qu’à terme, ces algorithmes puissent aussi donner un avis personnalisé. «La motivation ne fonctionne pas de la même façon chez tout le monde. Il n’existe pas de «one size fits all.»
Klinghoffer s’attend à ce que les «people analytics» connaissent une croissance exponentielle dans les années à venir. Les signes avant-coureurs sont d’ailleurs déjà bien visibles. Au service du personnel de Google, baptisé «People Operations», un travailleur sur trois possède déjà une formation analytique. Ces analystes «scrutent notre travail sous l’angle scientifique», écrit Lazslo Bock, le patron de «People Operation» dans son récent ouvrage «Work Rules». «Ils font remonter tout ce que nous faisons à un niveau supérieur.»
Mais les géants ne sont pas les seuls à avoir adopté ces «people analytics». Le bureau de conseils financiers Capco, qui emploie 3.000 personnes, a lancé l’an dernier une nouvelle activité de conseil: «Humanistics». Capco utilise elle-même entre autres Knack et Better Works, une plate-forme de collaboration numérique qui permet de mesurer et de quantifier les OKR – ou Objective Key Results. Et elle analyse aussi les données de performance pour essayer de prédire l'attrition. «Nous n’en sommes encore qu’à un stade précoce», nous explique par téléphone la directrice des RH Isabel Naidoo, basée à Londres. Tout en laissant malgré tout échapper quelques «massively interesting» et «incredibly exciting».
Bye bye les intuitions
Mais ces quelques adeptes avant-gardistes – en anglais early adopters – n’ont pas encore provoqué de révolution. Frederik Anseel, professeur en psychologie organisationnelle à l’Université de Gand, en est bien conscient. «De nombreux managers travaillent encore sur base de leur intuition, et semblent même en tirer une certaine fierté. Il ne se passe pas une semaine sans que je lise un article où quelqu’un déclare qu’il recrute ses collaborateurs en se basant sur l’étincelle qu’il a vue dans leurs yeux. Cela n'a pas de sens, bien entendu.» Anseel n’est pas seul à le dire, et il se trouve en bonne compagnie. Dans son best seller «Système 1/Système 2: les deux vitesses de la pensée», le Prix Nobel d’économie Daniel Kahneman fait un long plaidoyer en faveur de l’élimination de toute forme d’intuition dans les entretiens d’embauche.
«Il existe des modèles scientifiques qui peuvent aider les entreprises de manière significative», explique Anseel. «Non seulement dans leurs activités de recrutement – mais aussi en matière d’innovation. Par exemple, ce n’est pas une bonne idée de laisser les gens faire du brainstorming dans tous les sens. Mais il y existe encore un fossé énorme entre d’une part les connaissances scientifiques, et d’autre part la façon dont les entreprises fonctionnent.»
Ce fossé a pendant longtemps bénéficié de circonstances atténuantes. Les connaissances étaient cachées dans des bibliothèques poussiéreuses, et les informations étaient une denrée rare. Mais depuis la révolution numérique, les choses ont complètement changé. Les informations coulent à flots. Idem pour les technologies. Sans parler des données – que l’on appelle aujourd’hui les big data.
Frederik AnseelTout ceci ouvre un monde de nouvelles possibilités. Et cela n’a pas échappé à Frederik Anseel. A l’université de Gand, il travaille à la mise en place d’un centre de connaissances interdisciplinaire provisoirement appelé «People Analytics at Work». Son objectif: développer de nouveaux modèles et outils de gestion, entre autres pour mesurer et gérer le comportement des gens au travail. Dans l’intervalle, il a déjà lancé une spin-off avec son ancien collaborateur Cedric Velghe. «The Vigor Unit» . Ils veulent aider les entreprises à comprendre et à prédire le comportement de leurs employés, et à le changer si nécessaire. Evidence based, sur base des sciences.
The Vigor Unit – du latin «vigor», force – veut devenir un science broker, explique Anseel. Un courtier en compréhension scientifique. Avec la société courtraisienne CREAX, Anseel, deux doctorants et un chercheur ont développé l’outil en ligne INNDUCE.ME, capable de quantifier le potentiel d’innovation des personnes à partir de simulations. Qui a 20 nouvelles idées par minute, mais ne réussit pas à les réaliser ? Pour qui est-ce le contraire ? A quoi ressemble une dream team, pour un processus d’innovation donné ? Disposons-nous de tous les profils nécessaires ? Plus de 350 entreprises ont collaboré à ces recherches.
L’innovation devient donc, elle aussi, une question de mesures et de connaissances. Pour certains, c’est déjà le cas. «Suivez les chiffres», recommandait déjà Michael Bloomberg à ses suiveurs sur LinkedIn l’an dernier, dans un blog post sur la manière dont ils pouvaient stimuler l’innovation. Michael Bloomberg, ce n’est pas n’importe qui: c’est le fondateur du géant des services financiers Bloomberg et l’ancien bourgmestre de New York. «Il est essentiel de disposer d’une équipe talentueuse et de partenariats solides, mais si vous ne pouvez pas mesurer leurs performances, vous ne pouvez pas les gérer», écrivait-il. En ajoutant une ligne absolument délicieuse qui, selon lui, l’aurait guidé dans toute sa carrière: «In God we trust. Everyone else bring data.»
A la milliseconde
Des chiffres donc. Que l’on appelle désormais presque de manière routinière «le nouveau pétrole». Mais cette métaphore passe à côté d’un point essentiel: le pétrole devient rare, alors que les chiffres sont de plus en plus abondants. Y compris sur le lieu de travail. Des smartphones aux messageries électroniques, en passant par les documents numériques: tous génèrent des quantités gigantesques de données. «Et via les badges et toutes sortes de capteurs, nous obtenons également de plus en plus de données sur ce qui se passe dans le monde physique», explique Ben Waber, l’auteur de «People Analytics» , un livre sur ce qui devient pensable et faisable lorsque les données scientifiques s’immiscent dans la gestion des ressources humaines
Ben Waber ne se contente pas d’écrire sur les «people analytics». Il a les deux mains dans le cambouis. Il est le CEO et l’un des fondateurs de Humanyze, une spin-off du prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT). Humanyze aide les entreprises à faire des data sets de pratiquement tout. En combinant des algorithmes et des badges intelligents. Qui envoie des mails à qui ? Qui parle à qui, et pendant combien de temps ? Quels sont les hot spots dans une entreprise ? Comment les personnes interagissent-elles pendant les réunions ? Cela ressemble à Big Brother sur des stéroïdes, mais c’est tout sauf cela, souligne Ben Waber. «Les choses se passent de manière correcte.»

Les badges intelligents de Humanyze
Pendant que nous conversons sur Skype, je remarque que Ben Waber porte à son cou une petite plaque blanche de la taille d’un iPod: c’est son badge intelligent, qui contient notamment un micro. «Le badge n’enregistre pas notre conversation, mais il sait que je suis en train de parler à quelqu’un», explique Waber. «Il enregistre le pourcentage de temps où c’est moi qui ai la parole, le ton que j’emploie, le volume de ma voix – toutes sortes de choses. Il collecte environ 40 données par milliseconde. Il contient aussi un accéléromètre qui détecte si je me penche en avant ou en arrière. Et il sait que je me trouve dans le salon, grâce à Bluetooth.»
Le nom de ce petit appareil: le «Sociometric Badge» . Il a été développé par le MIT – où Ben Waber travaille comme chercheur – pour quantifier les interactions entre les personnes. Disons qu’il sert de thermomètre pour les recherches sociologiques. Les résultats se sont avérés spectaculaires, raconte Ben Waber dans son livre. Dans les rencontres de type speed dating par exemple, les données réussissaient à prédire avec 85% d’exactitude quels couples allaient se revoir. Non pas en analysant ce qu’ils s'étaient raconté, mais la manière dont ils le racontaient – le ton, le volume et le rythme de parole. Pendant les négociations salariales, les mêmes paramètres mesurés aux cours des cinq premières minutes déterminaient 30% du salaire final. Concrètement, c’est la différence entre 2.500 et 3.250 euros par mois.
Le moment clé était une recherche sur la productivité dans une grande entreprise, raconte Waber. Des informations sur les rencontres en face à face – enregistrées par le badge – ont été comparées avec les informations recueillies lors des enquêtes et une analyse du trafic d’e-mails. «Nous avons recueilli des données pendant environ quatre semaines», raconte Weber. «Nous avons analysé les données les plus basiques: qui parle à qui ? C’est tout. Nous avons regardé à quoi le réseau ressemblait. Et à la productivité des gens. Les résultats étaient près de six fois plus puissants que les enquêtes et les e-mails combinés. L’entreprise a entièrement adapté son organisation sur base de cette analyse. Alors nous avons pensé: «OK, il y a quelque-chose à faire.»
Humanyze est – une fois de plus – un exemple de la manière dont la science conquiert le milieu du travail. «Pendant longtemps, beaucoup de choses étaient basées sur l’intuition», poursuit Ben Waber. «Quelqu’un lisait un article de la Harvard Business Review et disait ’Regardez ce qu’a fait Google !’ Et les autres répondaient: ‘OK, faisons la même chose.’ Mais ce n’est pas une bonne façon d’organiser une entreprise. Ce n’est pas parce que quelque-chose fonctionne chez Google, que ça marchera pour vous – même si cela peut aussi être le cas.»
Cette prise de conscience augmente progressivement. Trois des 25 plus grandes entreprises au monde sont déjà clientes de Humanyze, racconte Weber. Il comprend très bien que cela puisse angoisser certaines personnes. En particulier du point de vue du respect de la vie privée. Mais on y a beaucoup réfléchi, poursuit-il. Les travailleurs ont le choix de participer ou non, et signent une autorisation. S’ils ne sont pas d’accord, ils reçoivent un faux badge, ce qui permet d’éviter la pression du groupe. Et il est décidé contractuellement que les entreprises ne peuvent demander aucune donnée individuelle.
Les entreprises ne reçoivent que des données globalisées, et des schémas généraux, du type: y a-t-il suffisamment de contacts entre les vendeurs et les ingénieurs ? Que font les personnes les plus productives dans l’entreprise – sans citer de qui il s’agit – différemment et donc mieux que les autres? «La raison pour laquelle nous opérons ainsi, c’est d'abord parce que c’est la bonne chose à faire», poursuit Weber. «Mais il y a une autre raison: si vous utilisiez ce type de technologie pour gérer les personnes – comme par exemple, pour vérifier si Anne travaille –tous les avantages que vous pourriez en retirer seraient instantanément réduits à néant par les réactions négatives.»
Le principal avantage de cette méthode, c’est qu’elle permet de mieux étayer les décisions, estime Weber. Personne ne peut plus imaginer se baser uniquement sur son intuition pour investir 100 millions de dollars dans une campagne publicitaire. «Cette personne serait immédiatement licenciée. Mais pour l’une ou l’autre raison, nous nous limitons à très peu de données – quand nous en utilisons ! – pour des décisions importantes qui ont un énorme impact sur les gens, comme savoir à quoi doit ressembler notre structure organisationnelle ou décider de notre politique salariale.»
Ces données peuvent aussi se révéler inestimables dans l’aménagement des postes de travail. Au départ, Weber n’était pas du tout intéressé. «Je pensais qu’il suffisait de mettre les gens ensemble pour que les choses se fassent naturellement.» Mais aujourd’hui cela le fascine. Il qualifie la fontaine à eau «d’investissement le plus important pour une entreprise». C’est un peu exagéré – il le reconnaît – mais c’est loin d’être une boutade. Dans une des entreprises où il a mené ses recherches, il s'est par exemple revélé que les gens avec des grands bureaux communiquaient 43% de moins que leurs collègues avec des plus petits bureaux. Ceux qui mangeaient en groupe à midi, avaient 36% d’interactions en plus que ceux qui mangeaient en petit comité. Ils semblaient aussi mieux armés contre le stress.
«Nous constatons jour après jour que les petites modifications (en anglais, les tweaks) de l’environnement physique – l’endroit où vous vous asseyez, la taille des tables du restaurant, tout ce qui semble insignifiant – peuvent avoir un impact très important», poursuit Waber. «Les immeubles de bureaux sont le plus souvent considérés comme des coûts. Plus vous mettez de personnes par mètre carré, plus vous économisez. Mais ils devraient être vus comme un investissement, car l’environnement modifie la façon dont les gens collaborent. Si j’avais une entreprise de 10.000 collaborateurs et que je pouvais augmenter leur efficacité de 1% en investissant 1 million de dollars dans leur environnement, je le ferais certainement. Mais jusqu’ici, nous n’avions pas la possibilité de le démontrer.»
C’est désormais le cas. De plus – et c’est une première – les données sont objectives. «Les gens répondent différemment à une enquête quand le soleil brille et quand il pleut. Le fait que nous puissions quantifier à la milliseconde près ce qui se passe, pour des millions de gens dans le monde, modifie fondamentalement la manière dont nous pouvons penser le management. Mais nous pouvons aussi l’appliquer à nous-mêmes, et voir comment nous pouvons nous améliorer.» Il compare cette avancée technologique avec la révolution numérique. «Ses avantages sont comparables à ceux que l’on a enregistrés lors de la transition des bureaux avec du papier et des crayons vers des bureaux avec ordinateurs.»
«Dans dix ans, tout le monde utilisera cette technologie», prédit Ben Waber. Les principaux freins sont, à ses yeux, les résistances qui doivent encore être vaincues. «D’un point de vue culturel, nous ne sommes pas encore prêts pour ce genre d’environnement. Il faudra du temps. Mais cela finira par arriver. Et je pense que cela rendra le lieu de travail beaucoup plus humain. C’est un peu paradoxal, vu qu’il y aura plus de technologie que jamais auparavant. Mais les ordinateurs et les algorithmes réaliseront ce pour quoi ils sont faits. Et ils aideront les gens à faire ce qu’ils font le mieux.»
Les données seules ne suffiront pas, souligne Ben Waber. Plus encore: les entreprises qui n’auront pas compris «vont échouer de manière spectaculaire». «Même si nous disposons de données abondantes pour étayer nos décisions, nous aurons toujours besoin de personnes pour prendre ces décisions.» Et ces personnes, dit-il, devront très attentivement examiner le contexte. «Si nous oublions cela et que nous nous laissons guider uniquement par les chiffres, nous ferons des bêtises. Quel que soit le type de données – financières ou people analytics – les sociétés qui s’en sortiront bien, sont celles qui combineront ces connaissances quantitatives avec une compréhension qualitative de la situation.»
«Il y a tellement de choses que les gens font très bien. Mais aujourd’hui, nous sommes obligés de faire beaucoup de choses pour lesquelles nous ne sommes pas doués. Par exemple: essayer de comprendre comment 100.000 personnes communiquent entre elles. Nous n’en avons aucune idée. Et donc nous jouons aux devinettes – parfois avec succès, parfois non. Les ordinateurs sont très bons dans ce genre de choses, mais ils sont très mauvais dans la compréhension du contexte, en d’autres mots, de la vision globale. Si vous combinez ces deux aspects, alors vous aurez le mariage parfait.»