«La vie connectée réduit l’intuition sensible du réel»

Dans son nouvel ouvrage «La vie algorithmique», le philosophe Éric Sadin fait le constat d’un monde qui nous échappe, presque entièrement dominé par les datas. Une charge contre le «technopouvoir», réactif à nos moindres faits et gestes.

Par Rafal Naczyk

Programmation: Raphael Cockx

Après une «parenthèse enchantée» où les ordinateurs connectés semblaient nous libérer, on déchante. La grande nouveauté: l’installation dans notre quotidien de quantité de capteurs diffus. Montres intelligentes, bracelets d’entraînement, vêtements avec capteurs… Jamais, la technologie connectée n’aura été si proche du corps. Une révolution qui interroge. Car, si les flots de données, de plus en plus ouvertement partagées, promettent d’ajuster les traitements médicaux, de concevoir sur mesure des régimes alimentaires, d’améliorer les transports, de sécuriser les villes et l’emploi, l’hyperconnexion donne corps à ce qui n’était, encore hier, qu’un fantasme orwellien: le séquençage et la marchandisation de l’intimité.

C’est le constat du philosophe Éric Sadin, auteur de «La vie algorithmique» (éd. L’échappée), son essai critique le plus abouti. Quels effets cette logique aura-t-elle sur nos sociétés? Nul ne le sait. Pas même l’auteur qui, loin de diaboliser naïvement les «big data», nous invite à un exercice plus fin, plus subtil, et d’autant plus compliqué: se demander si c’est ce monde que nous voulons. Ici et maintenant.

L’idée d’une conservation systématique des données est devenue un dogme pour la NSA. Mais, aujourd’hui, les projets de quantification de la vie se multiplient et dépassent les sphères étatiques. Quelles forces sont à l’œuvre et pourquoi?

Après la numérisation de l’écrit, du son et de l’image entreprise au cours des dernières décennies, nous entrons dans une nouvelle ère marquée par la prolifération de capteurs et d’objets connectés qui saisissent une infinité de fragments du réel. Le monde, peu à peu, s’est transformé en une immense base de données. Nos vies sont toujours plus adossées à des protocoles numériques et témoignent de façon quasi continue de nos comportements individuels et collectifs.

Interview d'Éric Sadin sur France Culture (2013)

Généralement avec notre assentiment, par l’usage délibéré des technologies numériques. Également de façon passive, voire subie, phénomène particulièrement à l’œuvre dans le monde du travail et de l’entreprise par exemple, qui érige des procédés de suivi des chaînes de production, de localisation des personnes et de mesure automatisée des performances. Le numérique, par le découpage du réel, au chiffre près, qu’il opère et la mémorisation systématique qu’il autorise, aura conduit à instituer une définition toujours plus précise de la vie.

À qui profiterait une quantification intégrale de la vie?

C’est en vue de trois principes devenus cardinaux que s’instaure une quantification généralisée de la vie: l’optimisation, la fluidification et la sécurisation des personnes et de nos sociétés. Concernant les individus, il se manifeste depuis quelques années une propension à se soumettre volontairement à des procédés de mesure afin de «mieux» gérer le quotidien. Le «quantified self» est exemplaire de ce mouvement, qui voit des objets coller au corps afin de tracer les activités, les flux physiologiques, les comportements les plus intimes. Procédés qui génèrent des masses exponentielles de données, récoltées par des instances tierces, et qui les monétisent en retour via des suggestions et des services personnalisés. On voit ici que la quantification et la «servicisation» vont de pair.

Le «quantified self» expliqué par Intel

Plus largement, ce sont les maisons connectées qui sont appelées à témoigner des habitudes alimentaires, des programmes de télévision regardés (via la télévision connectée), du poids des personnes. Ou les smart cities, qui traquent toutes sortes de comportements. Il s’institue une visibilité en quasi «temps réel» d’un nombre d’activités toujours plus étendu et qui ne porte plus sur la seule quantité, mais aussi sur la qualité, par le fait de la mise en comparaison évolutive des résultats qui affine la connaissance des conduites. C’est une représentation haute définition du monde qui s’institue actuellement et qui est puissamment soutenue par ce que je nomme le «techno-pouvoir», soit l’industrie du numérique et du traitement des données.

Peut-on dire que l’algorithme, comme un sixième sens, essaie de conditionner nos vies?

L’algorithmisation de la vie est indissociable de la sophistication sans cesse croissante de l’intelligence artificielle, non seulement capable de collecter des données suivant des volumes et des vitesses infiniment supérieures à nos capacités cérébrales, mais également capable d’interpréter des situations, de suggérer, voire de prendre des décisions à notre place. À l’instar du trading algorithmique qui voit des robots numériques décider d’eux-mêmes, en fonction de gigantesques masses d’informations, d’ordres d’achat ou de vente au millionième de seconde. En cela, c’est un tournant anthropologique qui actuellement s’opère, qui voit une nouvelle condition humaine de toute part enveloppée de flux électroniques et toujours plus orientée par des systèmes dits «intelligents».

Quelle incidence cette mesure constante de la vie a-t-elle sur nos manières de penser, de représenter et d’exprimer le monde?

Ce qui actuellement s’institue, dans tous les sens du terme, c’est une réduction de tous les phénomènes à des données binaires, qui donne le sentiment d’offrir une représentation parfaite du réel, alors qu’elles n’en sont qu’une représentation partielle, et souvent simplificatrice, car n’interprétant les faits qu’au prisme de critères strictement utilitaristes.

Par exemple dans le cadre du travail, on cherche à saisir les personnes les plus réactives, celles qui sauront le plus facilement s’adapter en temps réel aux situations, suivant des schémas qui excluent d’autres modalités d’action tout autant méritantes voire plus, telle la maturation dans l’accomplissement d’une tâche complexe, ou la faculté de développer des microstratégies inattendues et non catégorisées, autant de critères qui seront de facto exclus. Et cela est actuellement à l’œuvre à l’échelle de la société tout entière. Le phénomène technique de la réduction numérique aura entraîné, in fine, une forme de réductionnisme des schémas cognitifs.

Cette «rationalité computationnelle» risque-t-elle de réduire notre expérience sensible du réel?

C’est un fait majeur de notre temps: l’exclusion progressive de l’intuition sensible au profit d’une interprétation robotisée des phénomènes. De plus en plus de décisions sont prises en fonction d’équations algorithmiques. Par exemple des cabinets de recrutement sélectionnent des candidats d’après quantité de critères supposés objectifs, qui tendent à marginaliser l’évaluation sensible de la qualité humaine d’une personne et de ses spécificités non réductibles à des données.

A écouter aussi: l'émission radio 'Autour de la question' (RFI) avec Eric Sadin.

Éric Sadin

C’est aussi le cas dans le cadre de la relation à notre milieu ambiant ou aux autres, qui voit des notifications et autres alertes, via des applications, nous suggérer d’emprunter tel chemin plutôt qu’un autre, d’entrer dans tel restaurant ou de rencontrer telle personne en concordance supposée à nos profils. Une part croissante de l’expérience sensible est repoussée au profit d’un accompagnement algorithmique des existences, nous conduisant sans fin à être renvoyé à nos historiques de navigation et autres habitudes, instituant une forme insidieuse de normativité qui, de surcroît, exclut l’inconnu, la surprise, l’événement inattendu.

Aujourd’hui, c’est le corps qui est au centre de la quantification. Quelles promesses recèlent les technologies qui le scrutent?

Les oscillations du corps sont interceptées de façon privilégiée via les smartphones et autres montres ou bracelets connectés équipés de capteurs, qui mesurent la température, la tension, le taux de diabète, le degré d’hydratation, la qualité du sommeil. La montre «Oxitone», évalue le niveau d’oxygène sanguin ainsi que la fréquence cardiaque, dont les indications croisées peuvent témoigner de l’imminence d’infarctus, et émet des alertes en cas de résultats critiques.

L’entreprise canadienne OMsignal développe des tee-shirts et gilets «intelligents» qui transmettent des informations relatives au pouls et à la respiration. La peluche «Teddy The Guardian» pourvue de différents capteurs, saisit une série de mesures auprès de l’enfant: température, saturation d’oxygène, niveau de stress. Autant d’objets appelés à se multiplier et à être relayés par des implants incorporés au sein des tissus biologiques, conduisant à terme à instaurer une évaluation permanente et «sans rupture de faisceau» de la physiologie humaine.

Vous dites que certains objets connectés, censés jouer en faveur de notre santé, orientent surtout la médecine. De quelle manière?

La médecine de la première partie du XXIe siècle – celle des données – entraîne plusieurs modifications majeures. C’est d’abord une hyperindividualisation des traitements qui s’opère, grâce à une connaissance approfondie des pathologies et au séquençage du génome rapporté à la singularité de chaque patient, conduisant à l’élaboration de thérapies toujours plus adaptées et précisément ciblées. C’est une médecine génétique prédictive qui émerge, qui par des procédés complexes de traitement informationnel statistique délaisse progressivement l’exercice curatif, pour privilégier l’adoption de conduites hygiéniques ou de stratégies thérapeutiques destinées à prévenir en amont l’éclosion d’affections annoncées.

C’est une contextualisation à échelle globale qui s’établit, par le fait d’une mise en réseau mutualisée des informations qui autorise une appréhension étendue et contextualisée des phénomènes. C’est enfin un diagnostic automatisé qui peu à peu se constitue, via des systèmes tel Watson développé par IBM, qui procède en fonction de mots-clés à une synthèse de la totalité des articles scientifiques en rapport avec la pathologie d’un patient. Programme qui, grâce à ses capacités auto-entreprenantes, peut suggérer des traitements personnalisés par la collecte régulière des données d’une personne, recoupée à une connaissance évolutive de l’efficacité des thérapies.

Le diagnostic automatisé, tel que vous le décrivez, va-t-il rendre les consultations chez le médecin obsolètes?

Eric SadinCertainement pas. C’est une extension de l’expertise par des systèmes qui s’amorce. Nous assisterons à un compagnonnage cognitif toujours plus resserré, associant un relevé de très haute précision à un examen opéré par le médecin davantage basé sur l’intuition et l’expérience sensible. On doit espérer que c’est cette double dimension croisée qui prévaudra et non pas l’exclusive de systèmes automatisés décidant «seuls», par l’autorité de leur supposée objectivité, des stratégies thérapeutiques.

L’ère du corps connecté a, selon vous, un objectif moins éthique que celui assigné par le serment d’Hippocrate: la marchandisation de l’existence… Quels en sont les mécanismes?

Jusqu’à récemment, le domaine médical était composé d’une chaîne de compétences distinctes qui s’emboîtaient entre elles sans se confondre, formée en premier lieu des médecins et des hôpitaux, ensuite des industries pharmaceutiques, et en dernier lieu du champ paramédical, produits ou instituts de cure et de bien-être.

Désormais, une prolifération d’acteurs vient s’agréger, principalement constituée de concepteurs d’applications dites de «santé mobile». Une «contamination» à des champs extra-médicaux s’opère: une application reliée à une paire de chaussures de sport peut, en fonction de résultats, suggérer des compléments alimentaires ou un séjour de repos, ou informer une compagnie d’assurance ou un cabinet de recrutement. C’est cette marchandisation des données de santé et de la santé elle-même qu’il faut saisir au-delà ou en deçà des supposées vertus ou avantages, dans leurs incidences collatérales ou effets secondaires en quelque sorte.

N’est-ce pas, plus simplement, le signe d’un nouveau genre de connaissance… qu’il faut accueillir comme l’invention de l’imprimerie au XVe siècle?

L’invention de l’imprimerie et la diffusion progressive de l’objet-livre ont initialement favorisé, au sein des classes bourgeoises, une prise de conscience de nombreux phénomènes. Elle a encouragé une autonomie de la pensée qui s’est ensuite étendue à d’autres classes sociales. L’accompagnement algorithmique de la vie n’atténue pas tant la force de la pensée, qu’elle contribue à nous défaire peu à peu de notre capacité à opérer des libres choix, à engager nos gestes avec conviction et parfois avec risques. C’est cela qui s’atténue et qui devrait nous alerter, nous qui sommes des êtres ontologiquement agissants.

Le film «Her » (2013) de Spike Jonze, raconte l’histoire d’amour d’un être humain pour un programme informatique omniscient, drôle, capable de s’adapter à son propriétaire. Assistons-nous à la réalisation de cette fiction?

Cette fiction témoigne d’abord du rapport éminemment empathique que nous entretenons avec les technologies numériques et qui tend ici au sentiment amoureux. Investissement symbolique qui complique de facto toute distance critique. Mais il témoigne surtout de l’entrelacement toujours plus intime qui lie les personnes et les systèmes computationnels, instaurant de nouveaux modes de vie voyant une sorte de majordome omniscient et imperceptible nous guider continuellement.

Bande-annonce «Her»

Souhaitons-nous laisser ce mouvement indéfiniment s’intensifier? Vu sa portée anthropologique, il devrait faire l’objet de davantage de controverses et de débats publics. Les questions techniques revêtent plus que jamais une dimension politique car elles impriment le cadre de l’action et de la cognition humaines. C’est à une politisation de nos rapports à la toute-puissance du numérique qu’il faut en appeler, soit à notre capacité d’agir en conscience sur le cours des choses. Il s’agit là, à mon sens, d’un enjeu civilisationnel majeur de notre temps.