“Essayer de survivre ensemble”

Plongée dans la première sélection de l’École 19.

Par Clément Di Roma

Photo: D. Telemans - Développement: B. Verboogen & R. Cockx - Édition: N Becquet

“Ils sont épuisés”. Stephan Salberter, directeur de la nouvelle École 19 de formation digitale à Bruxelles, est impressionné. Après 30 jours et nuits de travail acharné, ils ne sont plus que 93 étudiants à se battre pour intégrer l’école, contre 127 le premier jour. L’Echo a suivi trois d’entre eux.

Les deux mains sur le clavier, devant une centaine d’écrans soigneusement alignés sous les toits du château de Latour de Freins à Uccle, se tiennent les 127 aspirants à la 19 Coding School. Cette version bruxelloise de l’École 42 française, fondée par le milliardaire Xavier Niel, ils la surnomment 19. Pendant un mois de “piscine”, un grand bain de sélection intensive, les étudiants vont tenter d’y décrocher 3 ans de formation web gratuits. Du lundi au dimanche et sans professeurs, ils apprendront à écrire des lignes de code pour développer des programmes et applications. Et au cœur de cette première piscine, on ne trouve pas que des geeks.

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Thomas - 20 ans.
Le jeune Ucclois a suivi une formation en data science and knowledge engineering à Maastricht.

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Nadja - 26 ans.
Après avoir effectué un bachelor en physique et débuté un Master à l’ULB, cette luxembourgeoise renonce à l’université pour tenter l’aventure 19.

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Dorian - 21 ans.
Après une première formation de technicien PC et maintenance, le jeune Bruxellois veut développer ses compétences en programmation.

Au premier jour, Thomas, un jeune Ucclois aux allures de surfeur, veut se faire une place dans une école qui pourrait lui ouvrir “énormément de portes” dans les métiers du numérique. Derrière ses lunettes rouges, Nadja, l’une des seules présences féminines dans les clusters, les salles informatiques, cherche un nouvel horizon professionnel. Cette piscine de sélection accueille aussi des esprits entreprenants. Concentration maximale pour Dorian. Le grand Bruxellois développe déjà des sites web pour des start-ups et voudrait profiter des “horaires modulables” de 19 pour se déclarer en indépendant, en parallèle à ses études.

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“Un petit génie, ça ne va pas le faire”

Les aspirants à 19 sont loin de mener une vie de château, au dernier étage du Domaine Latour de Freins. Sur ce campus à l’américaine, en partie occupé par la Bogaerts International School, certains participants ont déposé leurs valises, duvets, matelas et lits de camp. Ceux qui passeront la nuit se sont installés au sous-sol.

Chaque matin, à 8h19, ils doivent s’identifier sur les ordinateurs de l’école puis reçoivent les consignes des exercices du jour. Ils apprennent des langages informatiques et développent de petits programmes, comme un algorithme qui résout les sudokus.

La règle, c’est de s’auto-corriger les uns les autres, sans encadrant, afin de soumettre leurs résultats avant la “deadline” de 23h19. Les aspirants doivent réussir pour “gagner des points et monter en niveau, comme dans un jeu vidéo”, explique Thomas.

Une équipe pédagogique est tout de même présente, mais seulement pour un “soutien moral” et technique, précise Stephan Salberter. Interdiction formelle de leur poser des questions sur les exercices, sinon “on se prend des travaux d’intérêt général, s’indigne Thomas, c’est vache”. Les élèves qui se sont mal garés ou ont laissé une cannette sur leurs bureaux doivent, par exemple, nettoyer la centaine d’écrans d’ordinateur de l’école.

Quand ils ne sont pas pénalisés, les étudiants se démènent pour réussir. L’objectif pour l’équipe pédagogique est de former “des gens collaboratifs et créatifs” aux métiers du numérique, déclare Stephan Salberter, le directeur de 19. Dans les deux grandes salles de l’école, mieux vaut ne pas la jouer solo: “Un petit génie, ça ne va pas le faire.

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“On souffre, mais on aime ça”

Dès la première semaine, Nadja, Thomas et Dorian accumulent du retard dans l’apprentissage des bases en programmation. Et les délais peuvent être fatals, étant donné qu’après deux jours, les exercices “disparaissent” et leur remise devient impossible, explique Thomas, déjà fatigué. Il commence à travailler à 8h30 et ne quitte l’école qu’à 23h, mais culpabilise: “Je devrais arriver plus tôt et partir plus tard, mais je manque déjà de sommeil.

Il n’est pas le seul. Au petit matin, les paupières sont lourdes dans les couloirs. Les étudiants dorment où et quand ils peuvent. “Je dors dans le vestiaire ou sur les banquettes, admet Nadja, j’ai l’impression que si on n’est pas en train de manger ou de dormir, on perd notre temps”. Dormir, manger ou travailler, ce sont les seules occupations envisageables à 19. Les micro-siestes de 15 minutes sont populaires et certains n’hésitent pas à se priver de sommeil pour tenir le rythme.

Même en travaillant jour et nuit, Thomas se sent “largué quand je vois certains qui finissent la journée en deux heures”. Devant la machine à café, d’autres étudiants conseillent justement de ne “pas se comparer aux autres”. Tous ne démarrent pas sur un pied d’égalité, “donc on s’entraide”.

Entre le manque de repos et les repas composés de nouilles instantanées, de chips et de sodas, “On souffre, mais on aime ça, plaisantent des candidats pendant une pause dans le grand parc de l’École. L’expérience est belle, donc on revient le lendemain.

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“S’entraider, ne pas s’embrouiller”

À mi-parcours, Nadja déplore les nombreux problèmes techniques. “Rien ne commence à temps”, se désole-t-elle. La moitié des ordinateurs sont hors service pendant des jours. Les salles sont désertées, pendant que deux membres de l’équipe technique se démènent pour régler les problèmes de réseaux. “On voit que c’est la première piscine, constate Thomas, mais on était prévenu et ils font de leur mieux”.

L'histoire de Paris racontée en trois dimensions Et tandis que Nadja tente de travailler et de boucler ses exercices une fois la nuit tombée, la cohabitation avec ses camarades s’avère “difficile à gérer, avec ceux qui font du bruit”. “Pas le temps de s’embrouiller, on préfère se soutenir, déclare-t-on dans les couloirs, on ne se déteste pas. Le principe, c’est d’essayer de survivre ensemble.

Ne pas s’entraider pourrait les pénaliser, puisqu’ils ne sont pas notés que sur les exercices. Un programme automatique prend en compte toute l’activité des élèves: “Notre historique Internet, le temps qu’on passe sur les ordis et les personnes qu’on aide, explique Dorian, c’est une nouvelle manière de voir l’école, ça change tout”, assure-t-il, enthousiaste malgré ses importants retards.

Deux semaines après le coup d’envoi de la piscine, Nadja n’est pas aussi positive. Dans la grande panoplie des épreuves, elle redoute surtout les “24 heures intensives”, où elle devra rendre un exercice par heure. Des épreuves pour apprendre à réaliser “des codes simples, qui ne servent à rien dans la vraie vie, selon Nadja, mais qu’on utilisera ensuite pour développer des programmes plus importants”.

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“Je vais aller jusqu’au bout, quoi qu’il arrive”

À l’approche du dernier examen et de l’inauguration de l’école par Xavier Niel, les salles sont vides. “On commence à atteindre nos limites, c’était pas facile de tenir bon, soupire Thomas, mais je vais tenir jusqu’à la fin, je n’ai pas le choix, je dois entrer dans cette école.

Après 27 jours de travail, Dorian n’est pas rassuré. Dans la dernière ligne droite, il redouble d’efforts pour “ne pas se noyer, après s’être relâché à mi-chemin. “Depuis le début, je cumule les zéros, donc j’ai dû revoir tous les exercices. Je ne bossais pas beaucoup, j’étais un peu perdu”, avoue-t-il après une courte sieste sur un canapé.

Pour Nadja, peu importe le résultat: “Je sais maintenant que la programmation me plaît vraiment”. Et après un mois d’efforts, elle espère pouvoir enfin “dormir dans un bon lit”. Même si elle n’est pas retenue, elle tentera une nouvelle piscine “pour aller jusqu’au bout, quoi qu’il arrive”.

Des 127 étudiants du premier jour, 93 seulement étaient toujours en course pour le dernier examen. Si Nadja, Thomas et Dorian sont retenus, ils partageront le dernier étage du château avec une centaine d’autres étudiants, issus des 2 autres piscines de sélection prévues cet été.

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