Quand la machine parle au cerveau

Un accident vasculaire cérébral, et c'est la paralysie. Avec son robot et son exosquelette, Julien Sapin, ingénieur de l'UCL, redonne vie aux membres inertes.

Il n’avait jamais eu le cœur en forme. Un souffle, une valve défaillante, du sang non oxygéné. Cela n’a pas empêché Peter Saunders de vivre sa vie. Pourtant, en 2010, à 68 ans, il fait le pas et monte sur le billard. Il faut réparer la valve. Peter est confiant, ça se fait depuis des années. Mais au beau milieu de l’intervention, son destin bascule. « J’ai eu mon AVC sur la table d’opération. »

Un accident vasculaire cérébral. Les médecins se rendent compte des dégâts. En urgence, ils rendorment le patient. Mais le mal est fait. Peter se réveille deux jours plus tard. La moitié droite de son corps est paralysée. Sa femme lui explique ce qui s’est passé. « Ce que j’ai ressenti? Une colère immense, qui reste toujours avec moi », se souvient aujourd’hui ce professeur de musique et pianiste.

Aujourd’hui, les séquelles s’amenuisent, à un point tel qu’un simple coup d’œil ne permet plus de voir ce qui s’est passé. Pourtant, elles sont toujours bien là. « Quand je marche dans la rue, je ne peux pas me permettre de regarder le paysage, nous dit ce Britannique de naissance, Belge d’adoption. Je dois toujours penser le mouvement : talon, avant, talon, avant, … » Puis il tend le bras vers le haut. « Là, si je ne réfléchis pas à mon mouvement, il se met à trembler. » Ou ces autres gênes, comme tenir un tournevis ou simplement… jouer au piano. « Depuis mon AVC, mon accent anglais est revenu lorsque je parle en français, ajoute-t-il. Ca me désole. Quand je suis fatigué, je parle comme un ivrogne. »

L’œil vif, un air à la Jack Lemmon, Peter Saunders n’en a pas moins le sens de l’humour. Dans le petit local de la section « Médecine physique » aux Cliniques universitaires Saint-Luc de Bruxelles, il s’installe sur une chaise roulante, puis la calle devant un grand écran de jeu vidéo affichant un dessin naïf de montagne et deux personnages. « Est-ce qu’on aura bientôt un jeu pour adulte ?, tinte sa voix de ténor, un rien bégayante. Je préfèrerais chasser des bonnes femmes que des rats ! »

Le jeu du jour est un personnage qui doit atteindre sa cible et « l’avaler ». Comme ce bon vieux Pacman. A la différence que le joueur peut diriger son chasseur dans toutes les directions. Et pour se faire, il doit balader un « joystick » sur une large table devant lui. La cible est en haut à gauche de l’écran ? La main dirigera le joystick dans cette direction. Une fois atteinte, la cible disparaît, et réapparaît ailleurs, dans un autre coin de l’écran. Changement de direction. Le but : faire répéter au patient de nombreux mouvements, larges, courts, droit, en diagonale. Stimuler le réapprentissage moteur. Après cinq minutes, Peter Saunders en a fait 160. Premier niveau accompli. Il demande une pause.

Reportage dans la section « Médecine physique » des Cliniques universitaires Saint-Luc de Bruxelles.

Bien sûr, la caractéristique d’un patient atteint d’un AVC, c’est qu’il ne sait plus faire certains mouvements. Peter en est déjà à sa quatrième année de rééducation. Il enregistre une bonne évolution. De quoi le rendre quasi autonome. Mais certains stades font que le patient peut devenir « spastique ». Il a une exagération du tonus musculaire au niveau du membre qui le met dans un schéma dit en triple flexion. Pour éviter que cette spasticité entraine des raideurs musculaires, il faut mobiliser le membre.

Le jeu du jour est un personnage qui doit atteindre sa cible et « l’avaler ». Comme ce bon vieux Pacman. A la différence que le joueur peut diriger son chasseur dans toutes les directions. Et pour se faire, il doit balader un « joystick » sur une large table devant lui. La cible est en haut à gauche de l’écran ? La main dirigera le joystick dans cette direction. Une fois atteinte, la cible disparaît, et réapparaît ailleurs, dans un autre coin de l’écran. Changement de direction. Le but : faire répéter au patient de nombreux mouvements, larges, courts, droit, en diagonale. Stimuler le réapprentissage moteur. Après cinq minutes, Peter Saunders en a fait 160. Premier niveau accompli. Il demande une pause.

Alors, le joystick prend le relai. Il aide le patient, en fonction de ses capacités, à mobiliser son bras en menant la main là où elle doit aller, avec une force qui peut aller jusqu’à « 15 kilos ». Au patient d’agripper le joystick, et de regarder son bras faire un geste qu’il ne sait plus faire par lui-même. Car « même quand le patient n’est pas capable de faire son mouvement, le simple fait qu’il pense le mouvement, conduit par le robot, participe déjà au recouvrement de la motricité. » Julien Sapin est docteur en sciences de l’ingénieur et a un double master : ingénieur civil et ingénieur industriel. Il est l’inventeur de ce dispositif robotisé d’assistance à la réadaptation, le REAPlan. « Il ne s’agit pas seulement de faire le mouvement, mais de l’intellectualiser. C’est là que les robots ont un rôle à jouer.

« Au début je ne pouvais pas atteindre mes cheveux pour me faire un shampooing, témoigne Saunders. Alors j’ai commencé par mettre ma main droite sur la tête avec ma main gauche, et je me regardais dans le miroir. Le cerveau veut savoir ce qu’on veut faire : si on lui montre, ça l’aide. »

Le collaborateur Maxime Gilliaux, kinésithérapeute et doctorant dans l’équipe du Professeur Thierry Lejeune (UCL), explique l’évolution en termes anatomiques : « La partie cérébrale nécrosée ne se régénère pas. C’est une réorganisation corticale, appellée plasticité cérébrale, qui va se réaliser autour de la lésion afin que de nouvelles connexions neuronales reprennent le contrôle du mouvement. La répétition intensive du mouvement, telle que le permet un robot, favorise cette plasticité cérébrale et donc le réapprentissage moteur. Cette approche a déjà été objectivée au moyen d’imageries cérébrales telles que l’IRM fonctionnelle. » C’est la régénérescence, le retour à la vie. Une petite boule neuronale, qui se forme autour de la lésion, l’englobe. On dit que la fonction crée l’organe. Ici, elle la recrée.

Le robot

"Ses mouvements se sont vus canalisés par le robot"

Dans son aventure, Peter Saunders a une certaine chance. Il a fait son AVC en septembre 2010. Au même moment, à 30 kilomètres de là, dans un petit laboratoire de l’UCL à Louvain-la-Neuve, Julien Sapin lançait son projet. « Les Cliniques universitaires Saint-Luc manifestait de l’intérêt pour un dispositif interactif/robotisé permettant la réadaptation intensive des membres supérieurs, en priorité pour les patients cérébrolésés. Nous sommes partis dans l’aventure. C’est à la fin de ma recherche doctorale, en 2010, qu’il s’est avéré que certains des résultats de cette recherche étaient potentiellement commercialisables. La Région wallonne nous a octroyé un financement « First Spin-Off », d’octobre 2010 à octobre 2014. »

Mais Julien Sapin ne se contente pas de ce dispositif interactif. Il commence alors à développer une interface informatique pour les kinés. Chaque mouvement du patient est enregistré et analysé. Comme par exemple, sa déviance par rapport à un mouvement normal. Le kiné peut suivre l’évolution. Le patient aussi, qui voit ses progrès sous forme graphique. Et l’expérience le prouve, le dispositif est probant. Comme avec ces enfants, infirmes moteurs d’origine cérébrale, des enfants présentant notamment une parésie, c’est-à-dire une perte des fonctions musculaires. « Notre étude a montré que les enfants qui ont bénéficié d’une thérapie assistée par le robot, associée à une thérapie conventionnelle, se sont plus améliorés que ceux qui n’ont bénéficié que d’une thérapie conventionnelle, explique Maxime Gilliaux. »

Il y a encore cette vidéo, impressionnante, que nous montre Julien Sapin. On y voit une adolescente de 17 ans placée devant le REAPlan. Elle a une dystonie spastique : les mouvements de ses membres supérieurs sont désordonnés. « Immergée dans la thérapie assistée par le REAplan, ses mouvements se sont vus canalisés grâce à l’assistance au mouvement, auto-adaptative, fournie par le robot. »

Exosquelette

"Des gens marcheront avec des exosquelettes"

Exosquelette développé par l'entreprise Esko Bionics. Présentation lors du "Bloomberg Next Big Thing", en Calfornie, en juin 2013.

Pour autant, l’ingénieur ne s’arrête pas en si bon chemin. Très vite, son attention se porte sur un autre dispositif, à l’allure futuriste : l’exosquelette. L’exosquelette, c’est Iron Man, ou Yoko Tsuno dans la bande dessinée du même nom. Cette structure, parallèle aux membres anatomiques, se « greffe » sur le corps humain et l’aide à démultiplier ses fonctionnalités. « Je suis fermement persuadé que l’exosquelette motorisé sont ce que les ordinateurs étaient en 1978, prédisait récemment Daniel P. Ferris, un éminent kinésiologue de l’Université du Michigan. D’ici 2024, les gens marcherons en rue, dans les magasins, dans leur maison, en portant des exosquelettes. »

Amplifier les fonctionnalités humaines. Le secteur de la construction en voit les promesses, comme celles d’alléger le travail de peinture ou de plafonnage dans des positions difficiles. Les militaires aussi, pour porter des charges supérieures à celles que le corps humain peut supporter. En Afghanistan, l’armée américaine utilise un dispositif développé par la société Lockheed Martin, composé d’une colonne vertébrale externe, de jambes, de hanches et d’un bras pivotant. Elle développe aussi le projet Talos, surnommé l’« Iron man suit », une sorte d’armure bourrée de nanotechnologie qui « habille » un soldat et lui donne une force surhumaine.

L’exosquelette peut simplement aider l’humain, lorsqu’il a perdu ses capacités motrices. En mars dernier, Amy Paradis, une Canadienne dont la colonne vertébrale avait été littéralement écrasée par une voiture en 2010, a réussi à effectuer 336 pas, son corps encadré dans une structure externe. Même histoire, le mois passé à Strasbourg : un paraplégique de 21 ans a marché grâce à Rewalk, un exosquelette motorisé. Aidé de béquilles et de son kinésithérapeute, il a traversé, cahin caha, la salle de gym de l’institut de réadaptation Clémenceau. L’exosquelette peut aussi se brancher sur les ondes cérébrales. Le paraplégique peut alors contrôler lui-même ses mouvements. Plusieurs jeunes brésiliens se sont entraînés à cette technique. L’un d’entre eux a pu lancer le coup d’envoi de la Coupe du monde de football.

C’est cet objectif thérapeutique qu’a choisi Julien Sapin. A la base, un exosquelette robotisé, dédié à la réadaptation, est composé d’unestructure mécanique permettantla transmission et le guidage d’un effort fourni par un actionneur sur le membre supérieur déficient et est controllé, au travers de différents capteurs, par des algorithmes informatisés. « En collaboration avec le Professeur Bruno Dehez (UCL) et d’un de ses doctorants, Daniel Galinski, nous travaillons sur des exosquelettes innovants dits de nouvelle génération partant du constat que les solutions existantes peuvent forcer sur les articulations du patient, explique l’ingénieur. En fait, nous ne recréons plus l’articulation bio-mécanique, on se contente de s’appuyer sur cette articulation pour générer uniquement l’effort utile sur le membre du patient, par l’intermédiaire de degrés de liberté passifs qu’on a rajouté dans la chaîne cinématique. Les exosquelettes de génération antérieure ne permettaient pas de tenir compte du déplacement de l’axe de rotation des articulations du membre supérieur durant leurs mouvements. Ils en résultaient donc des efforts parasites, pouvant potentiellement blesser le patient. Avec nos exosquelettes dits sans alignements, on ne recrée pas l’articulation, on ne fait que l’englober. On a donc déporté l’effort en ne générant que sa composante utile. »

Autre différence, leur exosquelette robotisé ne concerne que les membres supérieurs, cinématiquement plus complexes et moins étudiés par les développeurs d’exosquelettes. Actuellement, seul le module dédié à l’épaule est complètement opérationnel. Leur équipe d’ingénieursachève la réalisation du module qui permettra la mobilisation du coude, et qui viendra se « clipser » à celui de l’épaule. « On travaille aussi sur un dispositif qui permettra les mouvements globaux de fermeture et d’ouverture de la main. Notre souhait, ce n’est pas de faire enfiler des perles au patient, mais c’est qu’il puisse prendre une tasse dans l’armoire, se verser un verre d’eau, bref, faciliter ses activités de la vie de tous les jours. »

Voici un reportage de France Télévisions sur un squelette high-tech qui assure une partie du travail des muscles d’Ivan Piccon, 21 ans, paraplégique. Grâce à cette structure qui longe ses jambes, ses bras et son dos, il pourrait bientôt être capable de se déplacer sur ses deux jambes. Il l’a testée à l’Institut de réadapatation Clémenceau de Strasbourg, en France.
Rafael Nadal

Le coup droit de Rafael Nadal

Pour l’heure, Julien Sapin et son équipe n’ont pas encore commercialisé leurs produits. Quatre exemplaires du REAPlan ont été construits et sont installés aux Cliniques universitaires Saint-Luc, au Centre Hospitalier Neurologique William Lennox d’Ottignies et au Centre Hospitalier Valida à Bruxelles. Avec l’avantage qu’une installation du patient se fait en 30 secondes à peine. Un simple glissement de la chaise roulante, le positionnementde la main sur le joystick, le patient peut commencer. Au prix que coûte le temps clinique, cet avantage est appréciable. « Ces dispositifs ont été financés aux travers de projets de recherche et on été inclus dans une étude multi-centrique qui vient de commencer. Cette étude vise à étudier l’intérêt d’une thérapie assistée par la robotique chez des patients adultes ayant eu un AVC. Nous souhaitons recruter au moins 60 patients pour avoir des résultats statistiquement intéressants. »

Dès octobre 2014, Julien Sapin passera à la vitesse supérieure : la création de la société Axinesis. « Ce mois-ci, nous avons commencé la phase de levées de fonds auprès d’investisseurs, de capitaux privés, etc. pour lancer notre activité. A partir de ce moment-là, nous pourrons commencer la commercialisation de nos produits. » Le REAPlan ayant plus de 24 mois de sortie de labo en milieu hospitalier, il est prêt à être utilisé en routine clinique.

Et le potentiel est là : l’accident vasculaire cérébral est la première cause de handicap chez l’adulte. « constate Julien Sapin. Les traumatisés crâniens, les parkinsoniens peuvent également utiliser nos robots. » Et de se positionner par rapport à la concurrence. « Nous ne devons pas rougir de ce qu’on fait. Nous sommes bien situés, nous sommes innovants, les seuls de ce genre en ce qui concerne l’interactivité entre un système robotisé et des interfaces homme-machine dont les caractéristiques évoluent en fonction des besoins du patient. Cette technologie interactive permet une transversalité dans la prise en charge d’un patient quelque soit sa morphologie, son âge, sa pathologie tout en s’adaptant et en suivant l’évolution de ses symptômes. »

Reste aussi que la technologie développée peut trouver d’autres débouchés. « Bien sûr les applications militaires sont intéressantes, mais on parle là d’amplification des capacités physique et/ou perceptives, alors que nous nous focalisons en priorité sur la récupération de la motricité. La traumatologie pourrait par contre nous intéresser. Je pense notamment à la médecine du sport. Nous pourrions utiliser nos technologies interactives ainsi que leurs facultés d’acquisition et de traitement de données pour améliorer un beau geste. On pourrait aller plus loin, programmer un exosquelette pour recréer le coup droit de Rafael Nadal par exemple, ou le magnifique swing de Tiger Woods. Mais j’aime vivre du témoignage de nos patients. Je préfère qu’on me dise : grâce à vous, j’ai réussi à écrire une lettre à mon fils, plutôt que : j’ai réussi à améliorer mes résultats au tennis. »

Ce reportage a été réalisée par Serge Quoidbach et fait partie du magazine intitulé "L’Avant-garde" dont vous pouvez retrouvez les articles et des vidéos dans notre dossier en cliquant ici.

  • Conception: Raphael Cockx
  • Coordination et réalisation: Nicolas Becquet
  • Vidéo: Jan Rombouts